Un autre regard sur les personnes âgées au domicile

Par France Mourey, Kinésithérapeute de formation, professeure des Universités. Laboratoire CAPS (cognition, action et plasticité sensorimotrice), UMR INSERM 1093. Université de Bourgogne

La manière de regarder les personnes très âgées vivant à leur domicile est largement imprégnée d’une vision médicale. Si cette vision est évidemment très utile lorsqu’il s’agit de diagnostic, de thérapeutique et plus largement de soin, elle devient plus contestable et mérite d’être interrogée quand il s’agit de la formation des professionnels de l’aide à domicile. En effet, ce filtre des maladies amène tout naturellement à considérer a priori les déficits, les incapacités et, de manière générale, tout ce que la personne ne peut plus faire. Le schéma est alors simple: «Je fais à sa place car elle ne peut pas le faire puisqu’elle est porteuse de cette maladie». Cette attitude, de prime abord aidante, portée par les meilleures intentions, majore la sédentarité et peut favoriser l’installation des incapacités.

La compréhension de ce mécanisme est facilitée par la notion de fragilité. En effet, l’étude du vieillissement montre à quel point l’entrée dans la dépendance est un processus qui peut être insidieux et complexe, passant le plus souvent par des étapes de fragilité qu’il est essentiel de repérer. Quand on parle de fragilité chez une personne âgée, on évoque une diminution de l’adaptabilité, de la résistance au stress qui augmente la vulnérabilité et l’exposition à des risques expliquant souvent les ruptures dans le parcours de la personne. L’apparition progressive de cette vulnérabilité est en lien avec la diminution des réserves fonctionnelles dans lesquelles nous puisons pour faire face aux pertes. Si les réserves physiques ou cognitives diminuent de manière importante, un processus de rupture, appelé encore «décompensation», peut survenir sous l’effet d’un facteur même minime. L’un des exemples les plus parlants de ce mécanisme est la chute chez le sujet âgé. En effet, cet événement fréquent, potentiellement grave par ses conséquences tant physiques que psychiques, survient au cours d’une fragilisation progressive de la fonction d’équilibration. En dehors d’une maladie spécifique, muscles, système sensoriel, contrôle central peuvent décliner dans un contexte de sédentarité; quand la chute survient, elle signe cette fragilité antérieure.

La fragilité est donc un état d’instabilité, mais aussi un état réversible. En effet, c’est à ce stade que les interventions peuvent être les plus efficaces; le butde la prise en charge étant de rejoindre une trajectoire de vieillissement réussi. Les travaux de ces dernières années ont surtout démontré que le dépistage de la fragilité et l’organisation de mesures préventives permettaient de ralentir le déclin fonctionnel. Dépister et traiter la fragilité semble être une réponse pertinente à la prévention de la dépendance.

Des signes, connus sous le nom de critères de Fried, facilement repérables au quotidien, constituent des marqueurs essentiels de cet état de fragilité comme:la perte de poids involontaire, la sensation subjective d’épuisement rapportée par la personne elle-même, la diminution de la force musculaire, la vitesse de marche lente (plus de 4 secondes pour parcourir 4 mètres) et l’activité physique réduite (grande sédentarité).

Sensibiliser les professionnels de l’aide à domicile à la fragilité, c’est en même temps changer la manière d’élaborer les objectifs des interventions proposées et faciliter un changement de regard. Il s’agit en effet de considérer les capacités restantes et d’accompagner la personne pour qu’elle parvienne à optimiser au maximum ses réserves. C’est seulement à partir d’une analyse de ce type que l’aide humaine ou matérielle peut prendre tout son sens, permettant à la personne âgée de rester l’acteur principal de sa vie.